L'Eure est probablement un des rares départements terriens français,
et certainement le seul, qui possède un phare maritime.
A la suite de quelles louches intrigues, de quelles basses démarches,
de quelles nauséeuses influences ce département d'eau douce
est-il arrivé à faire ériger en son sein un phare
de première classe? Voilà ce que je ne saurais dire, voilà
ce que je ne voudrais jamais chercher à savoir.
Quelques petits jeunes gens des Ponts et Chaussées me répondront
d'un air suffisant qu'un phare élevé en terre ferme peut
éclairer une portion de mer sise pas trop loin de là. Soit!
Il n'en est pas moins humiliant, quand on habite Honfleur (des honfleurais
fondèrent Québec en 1608) et qu'un ami, O'Reilly ou un autre,
vous prie de lui faire visiter un phare de la première classe, il
n'en est pas moins humiliant, dis-je, de le trimbaler dans un département
voisin dont le plus intrépide navigateur est tanneur à Pont-Audemer.
Non pas que le voyage en soit regrettable, oh! que non pas! La route
est charmante d'un bout à l'autre, peuplée de sempiterneuses
qui tricotent, de jeunes filles qui attendent à la fontaine que
leur siau se remplisse. Ah! combien exquises, ces danaïdes
normandes, une surtout (1), un peu avant Ficquefleur!
(1) J'ai su depuis que cette danaïde normande était
née rue des Dames (Batignolles), mais ça ne fait rien, je
l'aime tout de même (Note de l'auteur).
Alors, on arrive à Fatouville: c'est là le phare.
Un gardien vous accueille, c'est le gardien-chef, ne l'oublions pas,
un gardien-chef de première classe, comme il a soin de vous en aviser
lui même.
On gravit un escalier qui compte un certain nombre de marches (sans
cela serait-il un escalier? a si bien fait observer le cruel observateur
Henry Somm).
Ces marches, j'en savais le nombre hier; je l'ignore aujourd'hui. L'oubli,
c'est la vie.
Parvenu là-haut, on jouit d'une vue superbe, comme disent les
gens. On découvre (j'ai encore oublié ce quantum) une foule
considérable de lieues carrées de territoire. Pourquoi des
lieues carrées dans un panorama circulaire?
- Quel est ce petit phare ? demande une de nos compagnes en désignant
un point de la basse Seine.
- Un phare, ça! Vous appelez ça un phare? fait le gardien
vaguement indigné.
Notre compagne, confuse, en pique un (de fard).
- Ce n'est pas un phare, madame, c'est un feu.
Il nous dit même le nom du feu, mais je l'ai oublié comme
le reste.
Quand nous avons découvert assez de territoire, nous descendons
le nombre de marches qui constituent l'escalier dont j'ai parlé
plus haut.
Un registre nous tend les bras, pour que nous y tracions nos noms de
visiteurs.
Je signe modestement Franscique Sarcey, en ajoutant dans la colonne
Observations
cette phrase ingénieuse:
.................................................................................................................................................................
La phrase que j'ai inscrite s'est évadée de ma mémoire,
comme tant d'autres histoires.
Je feuillette le registre, et je n'en reviens pas de la stupidité
de mes contemporains.
Comme les gens sont bêtes, mon dieu! comme ils sont bêtes!
La colonne Observations du registre du phare de Fatouville constitue
certainement le plus beau monument de bêtise humaine qu'on puisse
contempler en ce bas monde.
Tout un firmament de lunes n'en donnerait qu'une faible idée.
J'en excepte un quatrain vieux de quelques mois, de Georges Lorin,
et une réflexion de Pierre Delcourt.
Le quatrain de Lorin est à sextuple détente; quant à
la phrase de Delcourt, elle fait se retirer toutes seules les échelles.
Voici le quatrain:
Comme il est des femmes gentilles,
Il est des calembours amers:
Le phare illumine les mers,
Le fard enlumine les filles !
A Delcourt, maintenant:
Le phare de Fatouville n'est, à tout prendre, qu'une
vaste chandelle. Il en a, toutes proportions gardées, la forme et
le pouvoir éclairant.
Puis nous nous retirâmes.
Nous allions monter en voiture, quand une espèce de petit bonhomme
tout drôle, pas très vieux, mais pas extraordinairement jeune
non plus, fort sec, nous demanda poliment si nous rentrions à Honfleur.
Sur l'assurance qu'en effet c'était notre but, le drôle de
bonhomme nous demanda une toute petite place dans notre véhicule,
ce à quoi nous consentîmes de la meilleure grâce du
monde.
En route, il nous confia qu'il était inventeur, et qu'il allait
révolutionner toute l'administration des phares.
- Vous occupez-vous de phares, messieurs? fit-il.
- Oh! vous savez, nous nous en occupons sans nous en occuper.
- Vous avez tort, car c'est là une question bien intéressante.
J'avais bien envie de prier l'inventeur de nous procurer la paix. Nous
descendions la côte, à travers un paysage magnifique dans
lequel un clément octobre jetait son or discret. Je me sentais plus
disposé à jouir de cette vue qu'à entendre divaguer
mon vieux type. Mais mon vieux type reprit, plein d'ardeur:
- Les phares, c'est bon quand le temps est clair; mais le temps est-il
jamais clair?
- Pourtant j'ai vu des fois...
- Le temps n'est jamais clair! Alors...
- Nous avons la sirène qui beugle dans la brume.
- La sirène, c'est de la blague. Je défie à un
navigateur qui voyage dans la brume de me dire, à 30 degrés
près, la direction d'une sirène, s'il en est éloigné
de quelques milles. Alors, j'ai inventé autre chose. Puisqu'on ne
voit pas le feu du phare, puisqu'on se trompe sur la direction du son de
la sirène, j'ai imaginé le phare odoriférant. Ecoutez-moi
bien.
- Allez y!
- Chaque phare a son odeur, soigneusement indiquée sur les cartes
marines. J'ai des phares à la rose, des phares au citron, des phares
au musc. Au sommet des phares, un puissant vaporisateur projette ces odeurs
vers la mer. Rien de plus simple, alors, pour se diriger. En temps de brume,
le capitaine ouvre les narines et constate, par exemple, qu'une odeur de
girofle lui arrive par N-N-O et une odeur de réséda par S-E.
En consultant sa carte, il détermine ainsi sa situation exacte.
Hein?...
- Epatant! Et puis il y a une chose à laquelle vous n'avez pas
pensé. Je vous donne l'idée pour rien: quand il s'agira d'un
phare situé sur des rochers, en mer, construisez-le en fromage de
Livarot, on le sentira de loin; et si quelque tempête, comme il arrive
souvent, empêche d'aller le ravitailler, eh bien, les gardiens ne
mourront pas de faim: ils mangeront leur phare!
Le drôle de bonhomme me regarda d'un air méprisant, et
causa d'autre chose. |